Fiction auditive sur la Basse danse Le corps s’en va f.6v
de « Dix huit basses danses garnies de recoupes et tordions… le tout réduyt en la tablature de lutz » ed. Attaingnant (février 1530), par Cyril Gilbert :
Imprimeur-libraire, imprimeur de musique du Roi, fondeur de caractères et très certainement musicien-arrangeur (pour le dire avec des mots modernes), Pierre Attaingnant est probablement originaire de Douai et il s’établit à Paris au plus tard en 1514. Il est le gendre d’un fameux libraire-graveur-imprimeur parisien à qui il succède à la même adresse (il hérite de la fille et de l’entreprise 😉 ). Premier imprimeur en France à se spécialiser dans l’édition musicale il est inventeur d’un procédé permettant d’imprimer la musique en une seule impression en associant à chaque note un morceau de portée. Il est décédé vers le début des années 1550 ; sa veuve lui succède alors.
Paris en 1530.
Bon, on pourrait écrire encore et encore que, sans Attaingnant, il nous manquerait vraiment quelque chose de la musique de la Renaissance, et pas que pour le luth, loin s’en faut : de ses presses sortent en tout 174 ouvrages de musique entre 1525 et 1558 (époque à laquelle nous savons que des livres de musique pour luth pouvaient être imprimés à mille cinq cents exemplaires). Pour la petite histoire, à Strasbourg par exemple, au début des années 30 sortent des presses soixante mille à quatre-vingt-dix mille exemplaires de livres chaque année ; ça booste pas mal l’économie avec l’essor des papeteries, fonderies, mines de plomb et d’argent.
Durant les trente premières années du 16ème siècle, les éditeurs à Lyon produisent 5000 éditions, surtout des ouvrages en français, des textes juridiques et médicaux, mais ils se lancent aussi dans l’ouvrage humaniste en éditant les classiques latins, alors que Paris découvre le livre populaire. En 1530, 90% des titres imprimés le sont à Paris ou à Lyon.
Mais en cet hiver 1528-1529, il fait bien froid et les récoltes ont été mauvaises les années précédentes. Le prix du blé est élevé. En cette ville de Lyon, des émeutes éclatent. On va chercher le blé probablement caché chez les bourgeois et on accuse les marchands de se faire du blé en écoulant le leur à bon prix à l’étranger (en Italie) ; a priori, c’est une fake news… Certains lanceurs d’alerte sont pendus, d’autres envoyés aux galères. Il faut dire que les villes, dont les populations augmentent, ont du mal à être approvisionnées par les plats pays environnants.
Ailleurs à cette même époque, les marchands d’Amsterdam prennent l’habitude de s’assembler en une « bourse ».
L’ouvrage de musique dont est issue cette petite pièce mesure 10cm sur 15cm et possède 40 folios. C’est le seizième ouvrage de musique publié par Attaingnant, et le deuxième de luth. Cette basse danse est une petite pièce qui appartient au patrimoine musical pour luth du début de la renaissance et de l’imprimerie musicale en France. On note que la basse danse à cette époque reste un genre privilégié. Le titre Le corps s’en va renvoie probablement à une chanson connue au 15ème siècle, comme souvent pour la basse dance (avec un c). Antoine Busnois (1433-1492) est auteur d’une chanson profane Le corps s’en va ; expression qui symbolise le sentiment d’impuissance. Chez le poète Chrétien de Troyes (au 12ème siècle) : Le corps s’en va, le cœur séjourne.
Facsimilé de la couverture du recueil dont est tirée la pièce jouée ici.
Bon, pour moi depuis quelques jours, c’est interdit d’enseigner le luth. J’aurai bien le droit de faire du soutien scolaire… mais de cours de luth, puisque tout enseignement artistique est désormais sanctionné (et le luth pas enseigné à l’école). L’hiver ne sera peut-être pas aussi rigoureux qu’en 1528-1529. Toutefois, j’ai bien le sentiment que quelque chose s’en va. Serai-je obligé d’aller voir chez les bourgeois s’il y a du blé ; au risque de finir en galères ?… En attendant, je vous propose, bien humblement, cette fiction auditive, ponctuée d’incertitudes musicales et météorologiques.
Vous pouvez retrouver la partition de cette pièce, plus lisible que le facsimilé, dans la Méthode de Luth Renaissance de P. Boquet aux éditions de la Société Française de Luth.